En pleine préparation des ateliers en prison, Danse en Seine vous propose de prolonger le billet que nous avait livré Anne-Sophie sur le travail de Sylvie Frigon, criminologue et chercheuse canadienne, et de Claire Jenny, chorégraphe française, à l’occasion d’une rencontre-débat en décembre dernier.

La préparation des interventions au centre de détention de Bois d’Arcy amène les bénévoles à se poser des questions sur certains aspects du travail chorégraphique en milieu carcéral. Nous pouvons éclairer notre réflexion à la lumière du texte écrit à quatre mains par les deux femmes, Chairs incarcérées, une exploration de la danse en prison. Voici ce que nous en avons retenu.

Le corps dans l’histoire de la criminologie

La réflexion se porte en premier lieu sur le corps en détention hors de toute approche artistique, ce qui permet de rappeler que cette notion fait problème en détention, dans un lieu et une temporalité qui justement contraignent le corps et empêchent son mouvement.

Sylvie Frigon évoque la perception du corps à travers l’histoire de la criminologie : sans cesse examiné, il est disséqué par la science afin de déceler des analogies entre corps du criminel et crime, et ainsi établir une typologie. Cette tendance à la classification, chère aux scientifiques du XIXe siècle, cherche à reconnaître dans certains traits physiques les signes de la criminalité. Sont alors particulièrement mis en avant les marqueurs de la dégénérescence, de l’anormalité – et notamment chez les femmes tout trait de masculinité prononcée (les criminelles seraient ainsi plus poilues). La corruption physique montre la corruption morale et psychologique, et renvoie encore aujourd’hui à une image du détenu plus négative que celle des autres citoyens, conduisant parfois à des traitements spécifiques en prison visant le rabaissement de l’individu. Le corps participe ainsi d’une perception dévalorisée des détenus.

Corps et santé en prison

Le livre développe une deuxième approche du corps, cette fois fondée sur la santé corporelle liée à l’enfermement. Les détenus, dès avant l’incarcération, connaissent une santé précaire, qui fragilise leur corps. Divers troubles ou addictions se trouvent déjà présents chez les personnes avant leur détention. L’enfermement ajoute d’autres problèmes de santé (notamment psychologiques, ou liés à l’insalubrité des prisons), mettant en jeu le corps avec l’environnement, soit par sa négligence, soit par son isolement. Le corps devient un signe de l’état d’enfermement et reflète les sentiments vécus. En outre, la prison amplifie cet état : l’enfermement imprime dans le corps des tensions, le désincarne, dans un processus de mortification. Le corps devient un site de contrôle (par le système carcéral) et un site de résistance (pour la personne détenue), selon les termes et le point de vue de Sylvie Frigon et Claire Jenny.

Le corps comme site de contrôle

Les deux auteurs reprennent Foucault et sa théorie considérant l’enfermement comme concepteur de procédures participant à l’assujettissement des corps pour les rendre à la fois dociles et utiles. Pour Sylvie Frigon et Claire Jenny, c’est manifeste dès l’entrée en prison : le fonctionnement carcéral s’attaque au corps par des « rituels » de dégradation (dépouillement de l’identité, déshabillement devant des inconnus, douche avec des produits désinfectants, interdiction des bijoux…), d’humiliation (fouilles corporelles jusqu’aux parties intimes). L’incarcération  produirait alors une identité corporelle singulière : un corps qui ne s’appartiendrait plus. L’individu perdrait le sentiment de soi, le sentiment d’exister. Il perdrait également le contact corporel. Ne subsisteraient que des rapports tactiles violents : le froid de la douche, les coups, les fouilles, l’absence de toucher. Le corps entre alors en résistance.

Le corps comme site de résistance

Le corps est un outil de la résistance à l’aliénation engendrée par la prison : tatouage, grève de la faim, grève de l’hygiène, masturbation (souvent prohibée), sport, relations intimes, auto-mutilations… C’est une forme de marquage de l’expérience d’enfermement et de ce qu’elle fait traverser. La peau est le dernier espace du corps dont le détenu peut disposer.

Les moyens de résistance, et notamment les violences exercées à son propre corps, jouent un rôle ambivalent : à la fois signes d’une situation de détresse, ils fabriquent aussi du sens quand le détenu a perdu ses repères et le contrôle de son corps. En outre, ces formes de résistance sont un refuge, une stratégie de survie, car le détenu peut ainsi en faire un exutoire à la colère, à la frustration.

La danse en prison

Considérée comme « un travail d’urgence » selon le chorégraphe François Verret, la danse en prison revêt une signification paradoxale : toute peine de prison est d’abord une peine corporelle, dans un espace contraint, un temps dilaté, une perte de sens.

Danser en prison n’est pourtant pas une activité nouvelle et beaucoup de pays ont développé des programmes en milieu carcéral. Divers objectifs sous-tendent ceux-ci : favoriser la réhabilitation et la réinsertion dans la communauté, proposer un divertissement sain et une activité physique positive, développer des compétences, reprendre contact avec le corps et l’esprit, contrer la violence, initier une thérapie, exprimer des émotions…

Cette activité prend aussi différentes formes d’ateliers, et les auteurs du livre citent :

  • les Philippines, où certaines prisons obligent la pratique de la danse 4h par jour avec création d’un spectacle public ;
  • l’Inde, où des cours de yoga ou de danses traditionnelles sont organisés ;
  • les Etats-Unis, où plusieurs programmes visent à la réinsertion, sur la longue durée ;
  • le Canada, où des ateliers sont organisés, avec représentations publiques.

Le travail chorégraphique en détention

Les parcours de vie des individus empêchent leur quiétude et leur mobilité. Cela a des conséquences sur leur corps : son équilibre, son identité, son altérité, son contact, sa capacité à apprendre et transmettre, sa mémoire. Se posent alors avec acuité des questions simples : qu’est-ce qui fait qu’on tient debout, en équilibre et en interaction harmonieuse avec notre environnement ? La sensation d’équilibre suppose un axe serein des pieds à la tête, avec un regard horizontal ; or, le corps des détenus ne se lâche pas. L’équilibre n’est pas figé, il permet de se projeter au-delà, dans l’espace ou dans la rencontre. Comment donner le poids de son corps, recevoir celui de l’autre, faire un transfert d’appuis ? Les détenus font ainsi un « pèlerinage » dans un corps qu’ils redécouvrent, qu’ils ne connaissaient plus, qu’ils vont se réapproprier : ils réapprennent à lâcher prise, s’abandonner, glisser au sol, chuter, se déposer, trouver un état de calme et du plaisir.

Les exercices de Claire Jenny sont faits pour que les prisonniers s’expriment, que la danse soit un moment d’extériorisation, ou une parenthèse pour souffler, ne pas être dans un rapport de forces permanent. Les jeux sur le mouvement des trois volumes du corps (bassin, thorax, tête), l’expérimentation de l’équilibre assis ou debout, les jeux de regards à deux ou bien seul en s’emparant de l’espace et en levant la tête (alors qu’il est, dans certaines prisons, interdit de regarder un gardien dans les yeux en France) sont autant de façons de trouver une estime de soi, de réapprendre l’amplitude du mouvement, l’étirement, la projection. Et de contrer l’habitude des espaces étriqués, qui entraîne des mouvements resserrés chez les détenus.

La danse est également un espace pour réapprendre la confiance en soi et dans l’autre. Cela se transmet chez Claire Jenny par un travail de massage (auto-massages, puis se laisser masser, puis masser l’autre), qui se révèle d’abord perturbant pour les détenus, avant de devenir jouissif. Il faut faire preuve d’une grande retenue pour effacer les tabous puis créer la confiance et le respect nécessaires à ces moments. Et avec la confiance vient la conscience de faire partie d’un groupe tout en se percevant soi-même de façon positive, revalorisée. Les détenus dévoilent entre eux leurs bons côtés.

Pour la chorégraphe Claire Jenny, les vécus du corps sont de plus en plus brimés, aussi bien en prison que pour les individus libres de leurs mouvements. Il y a une altération de la relation au monde par le corps.

Du point de vue des intervenants

Les artistes, au début, sont moins à l’aise que les détenus. L’atmosphère lourde de la prison, la tension pèsent sans que les artistes s’en rendent compte sur le moment. Ils éprouvent un épuisement a posteriori. Ils voient dans le corps des détenus les marques de la tension, les problèmes vécus : leur corps est très rigide et des mouvements simples deviennent impossibles : marcher avec un regard à l’horizontale, se laisser toucher, danser pieds nus, ouvrir la cage thoracique avec les bras écartés. Ces mouvements sont bloqués, engendrent douleurs et nervosité, et la pratique intensive de la musculation (souvent sans conseil) accentue cet état. Le corps sportif est valorisé en prison, pas le corps non sportif sensuel.

Les sensations et les perceptions sont bouleversées : temps hyper réglé et en même temps très instable (les détenus ne savent pas ce qui va se passer d’un jour à l’autre) qui maintient dans un état de tension extrême ; mélange d’espaces immenses et vides (halls, circulations) et d’espaces minuscules (les cellules) où se trouvent les individus, qui provoque une sensation de vertige ; réverbération du son, absence de silence. Et l’espace qui résonne, c’est toujours la prison, donc l’image de la prison est toujours présente, on ne peut l’oublier quand on se trouve à l’intérieur.

Les artistes, dans le contexte carcéral, se posent toujours des questions : qu’est-ce qu’on fait ? Avec qui ? Comment faire goûter la danse à des personnes qui ne sont pas dans cette culture-là ? Comment ne pas s’imposer et permettre aux détenus d’être créateurs ? Quel rapport établir avec des femmes qui ne voient pas d’hommes, des hommes qui ne voient pas de femmes ?

Concernant le travail chorégraphique, les intervenants sont très frappés par l’implication des détenus : c’est très chargé émotionnellement, ils prennent tous les risques et se montrent à leurs co-détenus dans leur vulnérabilité.

Le savoir-être des artistes

Les intervenants ont une grande responsabilité artistique et humaine : ils doivent prêter attention à la réception du projet et des propositions chorégraphiques par les détenus, être à l’écoute, et se mettre en question en permanence : jusqu’où va-t-on dans l’implication sociale ? Comment ne pas manipuler les personnes ? Explorer la liberté du corps en détention comporte des risques, il faut rester lucide face à ce paradoxe, afin de ne pas blesser des détenus déjà meurtris dans leur corps par leur parcours de vie.

Sylvie Frigon et Claire Jenny soulignent l’importance d’expliquer pour créer un climat de confiance. Selon les personnes, soit les danseurs prennent l’initiative d’aller vers et de prendre contact physiquement avec l’autre, soit ils attendent, ne s’approchent pas pour éviter que l’autre se rétracte. On explore ici la frontière ténue entre l’invitation et l’intrusion dans le corps de l’autre. La préparation des intervenants reste alors importante afin de savoir être présent simplement sans attendre quelque chose de précis des autres.

Conclusion

La danse permet aux corps en prison de se déverrouiller. Elle constitue un outil de reconquête de soi et d’analyse de la prison. Elle est donc subversive et paradoxale.

Dans cette démarche, le savoir-faire et le savoir-être des intervenants extérieurs sont essentiels : conscience du contexte singulier, lucidité à l’égard du paradoxe inhérent à cette pratique, vigilance face à la vulnérabilité des personnes détenues.

Enfin, créer dans ce contexte singulier pose deux questions :

– le travail artistique réalisé en prison ou sur la prison relève-t-il du travail social ou du domaine artistique ? Faut-il opposer ces deux aspects ?

– comment ne pas instrumentaliser les détenus ?

La danse offre un espace de liberté, une reprise de contact avec le corps, un éveil sensoriel, une remise en forme de corps coincés, anesthésiés, souffrants ; c’est un contact – intime – avec l’autre. C’est aussi du plaisir, et de la résilience, de la résistance douce.

Si les ateliers que Danse en Seine propose le mois prochain à Bois d’Arcy sont bien plus modestes que les projets menés par Claire Jenny, on peut néanmoins y trouver matière à réflexion quant au contexte dans lequel nous nous apprêtons à plonger. Cette lecture alimente également nos questionnements sur la place de la danse et le rôle qu’elle est capable de jouer pour les détenus. Cela n’est pas sans influence sur la préparation de nos interventions et la façon d’aborder notre position ou notre attitude à prévoir. Ce texte, en tout cas, renforce en nous l’intime conviction de la légitimité et de l’importance de ces ateliers en prison, pour le public auquel ils sont destinés mais également pour les bénévoles Danse en Seine qui y sont impliqués, en même temps qu’il suggère des développements possibles pour faire évoluer le projet.