Pour sa première sortie adhérent depuis la rentrée, Danse en Seine est allée voir Tragédie d’Olivier Dubois, présentée au 104. Une fois n’est pas coutume, on vous a fait deux versions de compte-rendu pour le prix d’un.
Tragédie, c’est tout d’abord neuf hommes et neuf femmes nus qui marchent à tour de rôle sur un plateau vide, sans intention particulière, introduisant peu à peu une tension insoutenable
C’est ensuite une folie contagieuse qui se répand, jusqu’à casser l’ordre établi
Ce sont des corps qui tombent, qui se relèvent et qui retombent
C’est un feu d’artifices qui jaillit du noir, éblouissant
Ce sont des images de fête, des scènes d’orgie
Ce sont aussi des danseurs qui se livrent corps et âmes au service de leur art
C’est le son d’un beat régulier et sourd, obsessionnel, évoluant vers une musique de transe, qui s’arrête d’un coup, nous laissant en état de choc.
Pour sa dernière représentation au 104, la pièce affiche plus que complet. Les derniers spectateurs s’installent sur les marches. Les lumières s’éteignent. On entend alors les premiers battements, réguliers, graves et profonds de la musique. Une femme surgit d’un rideau de fils noir recouvrant le fond de la scène et s’avance, nue, dans une démarche déterminée, l’expression neutre et le regard fixe. Arrivée au bout, elle fait demi-tour et repart, sa crinière rebondissant légèrement au rythme de ses pas, jusqu’à disparaître derrière le rideau. La pièce débute ainsi. S’ensuit une série de marches minutieusement agencées, ponctuées par des arrêts, des ralentissements ou de légers retours en arrière. Passé l’effet de surprise, cette première partie est plutôt difficile d’accès tant elle peut mettre à rude épreuve la patience et les nerfs des spectateurs. Ceux-ci ont alors le choix entre se laisser hypnotiser par ces mouvements de va et vient, ou plutôt profiter de ces minutes (45 pour être précis, et la pièce dure 1h30 en tout) pour admirer à loisir les corps tout en muscles des dix-huit danseurs qui défilent. Ou encore commencer à réfléchir à la question à laquelle le chorégraphe essaie de répondre: « qu’est-ce que l’humanité? » A ce stade, il est un peu prématuré de se hasarder à formuler une réponse.
A un moment donné, on sent que quelque chose se dérègle. La folie s’empare progressivement du corps de chacun des interprètes, jusqu’à devenir collective. La pièce évolue alors vers une forme moins répétitive et plus dansée. Cette séquence s’achève par des corps qui tombent un par un, avant de rouler tels des vagues (image fortement suggérée par le vent en fond sonore) pour se rejoindre. Ils continuent de rouler ensemble comme un radeau à la dérive et finissent par former un gros tas, faisant inévitablement penser à un charnier. La lumière s’atténue petit à petit jusqu’à plonger le plateau dans le noir.
Au moment où on commence à se dire « tout ça pour ça? », c’est l’explosion : les danseurs surgissent du noir dans une marche en ligne, avec la musique qui reprend de plus belle et le bruit des pas résonnant discrètement en écho. L’humanité se relève plus forte que jamais. Elle nous apparaît dans ce qu’elle a de plus puissant, de plus magistral et de plus festif. Les danseurs, survoltés, esquissent quelques mouvements d’ensemble dans un joyeux désordre. La musique, qui s’est muée entre temps en une techno bien affirmée, s’agrémente alors d’un riff de guitare saturée (dont le motif fait étrangement penser à un thème de Ghostbusters). On se surprend à bouger sur sa chaise, à battre le rythme avec ses pieds et à se laisser entraîner dans la transe.
Tragédie est une pièce à forte teneur philosophique dont la question de départ (« qu’est-ce que l’humanité? ») conduit à une autre: est-il nécessaire de comprendre ce que veut dire le chorégraphe pour apprécier son oeuvre? Ici, la réponse est bien sûr non. Le risque de passer à côté de la pièce est faible, même si entre ce que raconte le fascicule du spectacle et ce qui se passe sur scène, le lien n’est pas évident à voir. Le propos, très dense, est émaillé de tableaux tout aussi marquants les uns que les autres, propices à des associations d’idées plus ou moins improbables.
Bien que la pièce n’ait pas fait l’unanimité auprès des membres de Danse en Seine présents, Tragédie est une expérience à vivre. Si l’occasion se présentait d’en faire un remake avec des amateurs, les danseuses de la compagnie ont déjà manifesté leur envie d’en faire partie (les invités seront alors triés au volet, comme certaines scènes peuvent choquer).